Binational, le choix de l’impossible
Depuis le lancement de cette newsletter, nous avons à coeur d’aborder des thématiques qui nous rassemblent tous. Nous l’avons fait avec la mémoire, l’exil ou encore le récit. C’est donc tout naturellement qu’aujourd’hui on vous parle de binationalité.
Théoriquement, être binational c’est posséder deux nationalités. Le schéma classique voudrait que la première nationalité soit celle du pays d’origine des parents et que la deuxième soit celle du pays de naissance. Mais tout n’est pas aussi simple. La binationalité est une expérience continuelle de tiraillement qui peut virer à la schizophrénie. Outre les galères de préfectures et de passeports que tout bon binational connait, nous sommes régulièrement amenés à nous rappeler que notre appartenance à chaque camp est fragile. En France, être binational, c’est s’entendre dire de retourner dans son pays, être souvent mis au rang des coupables, considéré comme potentiel traitre, une cinquième colonne qui agit de l’intérieur. Un discours qui ne se limite malheureusement pas que à l’extrême droite: rappelez-vous François Hollande et la déchéance de nationalité. Comme si notre appartenance dépendait de notre comportement et de celui de ceux qui nous ressemblent. Dans un pays, où on prône l’assimilation et où le multiculturalisme fait encore débat en 2021, notre binationalité doit s’arrêter à la simple possession d’un double passeport. L’envers de la pièce n’est guère plus accueillant. «Les immigrés», voila comment nous sommes appelés dans nos pays d’origine. Se mêlent à cela le manque de légitimité de se sentir appartenir aux pays des parents, des fois la langue qu’on ne maitrise pas ou les rires que l’on entend sur nos accents et qui peuvent briser nos liens d’affection. Membre du groupe de rap Sniper, Tunisiano, chantait dans son morceau Entre deux en 2003, «Mais où est ma place dans la Méditerranée ?». C’est à cette question que nous essayerons de répondre aujourd’hui. Notre journaliste podcast, Amel Almia vous contera dans un récit touchant ses liens familiaux entre Suisse et Tunisie. Vous retrouverez également un poème de Yanis Ratbi et une création de Racha Baraka.
Bonne lecture💌
Un édito de Fatma Torkhani, fondatrice et rédactrice en cheffe d’Arabia Vox.
✍️ L’humeur d’Amel Almia
Le chocolat et la harisa.
«Tu te sens plus suisse ou tunisienne ?»
Je ne compte plus le nombre de fois où on m’a posé cette question.
Je suis née en Suisse, ma mère est suisse, mon père est devenu suisse avant ma naissance. Mais mon père est aussi tunisien. Il est né là-bas et y a vécu les 20 premières années de sa vie avant de vivre sur un bateau pendant 2 ans. Il y joue dans un groupe de musique. C’est sur ce bateau, le Habib qu’il rencontre ma mère. Ils tombent amoureux, mon père la rejoint en Suisse et ils fondent une famille. C’est là que j’arrive.
Moi, nous, avec mes deux petites sœurs. Nous sommes le produit de ce mélange. Deux côtés de la mer Méditerranée rencontrés sur un bateau.
Alors est-ce que je me sens plus Suisse ou Tunisienne ?
La logique voudrait que la Suisse gagne la bataille puisque mes deux parents sont suisses, que j’y suis née, que j’y ai vécu quasiment toute ma vie. Mais la vérité c’est que la réponse est plus compliquée que ça.
Je ne suis ni suisse ni tunisienne. Pas tout à fait l’un, ni tout à fait l’autre. Pas assez l’un pour ne pas être l’autre.
Je suis ce mélange qui ne se sent jamais chez soi et qui devra se construire en opposition par crainte de perdre une partie de son identité. Je suis comme un arbre qui aurait une partie de ses racines en Europe et l’autre partie en Tunisie et qui doit tenir en équilibre au-dessus de la mer.
La réalité, c’est que quelque chose en moi me pousse à m’agripper à la Tunisie qui est en moi. Comme si j’avais peur de perdre ma tunisianité si je ne la protégeais pas.
Enfant, chaque année nos vacances d’été c’est le «retour» au bled. On part retrouver la famille que mon père a laissée au pays. Ce sont des vacances incroyables en bord de mer où je découvre la vie là-bas, où je crée des liens avec ma famille, où je peux toucher littéralement la terre de laquelle part une partie de mes racines.
Les vacances en Tunisie, c’est tous les ans sans exception. On prépare les valises la veille, on roule jusqu’à Gênes en Italie, on prend le bateau, on dort bercé par les vagues et on se réveille à la Goulette. Puis plus qu’une heure de route pour retrouver Bizerte, la ville de mon père. Notre ville.
Il y a une année où on n’a pas fait ce voyage, une seule, c’est l’année où mes parents se sont séparés. C’est la première fois que je n’ai pas vu ma famille tunisienne en été. Nous sommes restés en Suisse et j’en garde un bon souvenir. Malgré la tristesse de voir mes parents se séparer et mon foyer se scinder en deux, j’ai passé une semaine chez ma marraine au bord du lac, une semaine dans une ferme avec ma mère et mes sœurs et 3 semaines chez mon père. C’était génial, on est allés tous les jours à la piscine de mon quartier et on y restait jusqu’à la fermeture. On mangeait tous les jours une portion de frites à midi et j’en profitais pour jouer avec les enfants de mon quartier que je ne voyais que très peu pendant les vacances en temps normal.
L’été suivant, nos habitudes ont repris. Nous sommes partis en Tunisie mais sans ma mère cette fois. Et au retour, c’est la première fois que je ressens ce vide. Cet énorme vide dans ma poitrine. C’est la première fois que je ressens ce manque aussi violemment. On ouvre la porte de notre appartement et là je pleure, je pleure comme lors d’une rupture. Je me prends l’odeur de l’appart en pleine face, le calme suisse m’assourdit les oreilles d’un coup et tout a l’air fade.
Les lumières du vieux port me manquent, les couleurs du sable, de la mer, les maisons en bleu et blanc, les odeurs du casse-croute lablabi, des fricassés, les bruits de moto, les personnes qui parlent beaucoup trop fort au téléphone, les radios qui diffusent Oum Kalthoum et Nancy Ajram dans la rue… Tout ça me manque violemment.
À partir de là, je me mets à détester la Suisse. Plus rien ne me plaît chez elle et je me sens si seule.
Alors tu te sens plus suisse ou tunisienne ? À ce moment-là, ma réponse est claire : tunisienne. Et j’avance dans la vie avec cette féroce envie de crier au monde que je suis tunisienne. Alors je suis peut-être suisse de langue, de culture, de papiers, mais mon cœur lui est tunisien et j’en suis persuadé, il n’y a pas de place pour la Suisse dans ma poitrine.
Mais que faire avec ce sentiment d’appartenance alors que je baragouine à peine la langue nationale et qu’une fois sur place, il faut se le dire, je ne sais pas me débrouiller seule ? En Suisse, je suis chez moi, je déambule où je veux comme je le veux au rythme que j’ai décidé, alors qu’en Tunisie je me sens perdue et démunie dès qu’il faut que je fasse un trajet un peu compliqué ou que j’organise un rendez-vous avec quelqu’un.
C’est donc naturellement qu’une fois là-bas on me demande à nouveau si je me sens plus suisse que tunisienne. Si je préfère la Tunisie à la Suisse. Et tout d’un coup ça me frappe, et je me rends compte que ce que j’entends dans cette question à ce moment précis c’est :
«Tu préfères le pays de ton père ou le pays de ta mère»…
«Tu préfères le.. de ton père ou de ta mère»
«Tu préfères ton père ou … ta mère»
Alors avec un divorce, mon histoire familiale ne coule pas forcément de source, mais aujourd’hui je peux répondre à cette question très clairement. Je ne préfère aucun des deux et les deux font de moi qui je suis aujourd’hui. Le rejet de l’un ne me rapprochera jamais de l’autre et pour que je puisse me sentir entière et non une 50/50 je choisis d’embrasser mes deux cultures à 100%.
Si aujourd’hui je devais répondre à la question, «Tu te sens plus suisse ou tunisienne ?», je dirai en riant que j’aime autant le chocolat que la harissa !
Amel Almia, contributrice et réalisatrice de podcast pour Arabia Vox
🖍La carte blanche de Yanis Ratbi
Ici ou là-bas
C’est dans la fraicheur de la nuit Installé sur le stah, en famille Au sein de ce cocon chaud et uni Qu’on m’a renvoyé à ma propre dichotomie «Dis moi Qu’est-ce que tu préfères ? Ici… Ou là-bas ?» Ici ou là-bas… Aussi shakespearien qu’un «Être ou ne pas être» J’aurais voulu me dérober À ces regards attentifs de mon mal-être Ici ou là-bas… Je suis l’union de déracinés replantés Fertilisé en sol étranger Ma graine porte l’héritage de mes parents Mon fruit, seulement, a connu quelques changements Ici ou là-bas… Organisme culturellement modifié Je pourrais me rattacher à ces bouts de papier Ces cartes qui me définissent sans m’indiquer le chemin Officiellement d’ici et de là-bas Officieusement… Plus de là-bas que d’ici Ici ou là-bas… Je suis d’ici et de là-bas Peut-être plus de là-bas que d’ici Mais je suis… Pour sûr D’ici et de là-bas Alors ? Lequel tu préfères ? Je laisse mon sourire répondre Et prends une gorgée d’atay
Yanis Ratbi, contributeur pour Arabia Vox et modérateur du Kahwa Book Club
🖍La carte blanche de Racha Baraka
Racha Baraka, journaliste et contributrice pour Arabia Vox
Pour aller plus loin 🔍
On se rappelle de la campagne d’intox du RN sur Karim Benzema car il a osé dire qu’il aime, aussi, l’Algérie. Et car la binationalité dans le football, c’est compliqué. À lire cet article des décodeurs du Monde.
On vous recommande la super Maison Choukrane, «la communauté qui te ressemble, qué-blo entre l’atay et la baguette🥖».
Lire cet article de Libération, «Binationalité : l'impossible renoncement».
Ces passionnants entretiens sur la binationalité.
La série Double ID, pensée et réalisée par Farah et disponible sur le compte instagram de Plume Banlieue.
Le film Beur blanc rouge, de Mahmoud Zemmouri.
Le morceau de Sniper, mentionnée par Fatma dans son édito Entre deux.
🗞 Akhbar, les informations à ne pas manquer
Mohamed Salah au coeur d’une polémique.
Lors d’une interview avec le journaliste Amr Adib, le joueur international a été interrogé sur une potentielle consommation d’alcool, ce à quoi il a répondu qu’il n’a jamais ressenti le besoin d’en boire. Beaucoup lui ont alors reproché de ne pas avoir condamné clairement la consommation d’alcool, prohibée en islam. Dar Al Iftaa a même publié un communiqué dans lequel elle rappelle que l'alcool est interdit par la religion musulmane.
Guerre d'Algérie: la France annonce l'ouverture des archives en 2022.
La ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, a annoncé l’ouverture d’archives de la guerre d’Algérie sur «les enquêtes judiciaires de gendarmerie et de police» avec «quinze ans d’avance». «Je veux que sur cette question, qui est troublante, irritante, où il y a des falsificateurs de l’histoire qui sont à l’œuvre, je veux qu’on puisse la regarder en face», a-t-elle expliqué sur BFMTV.
Les frontières du Maroc fermées jusqu’au 31 décembre 2021.
En raison de la propagation du variant Omicron, les frontières maritimes et aériennes du royaume seront fermées jusqu’au 31 décembre 2021. Selon le ministre de la Santé, la situation épidémiologique s’est stabilisée, avec une faible transmission du virus depuis cinq semaines. Cette décision vise à maintenir cette progression.
«West Side Story» interdit dans certains pays.
La nouvelle version de West Side Story, réalisée par Steven Spielberg, est interdite de diffusion dans six pays du Golfe -Arabie Saoudite, Émirats arabes unis, Koweït, Bahreïn, Qatar et Oman. La raison? La présence d’Anybodys,
un personnage transgenre interprété par l’acteur non-binaire Iris Menas.
La mannequin Nour Arida dénonce les agressions sexuelles.
Influenceuse et mannequin libanaise, Nour Arida a livré le témoignage de Rania, une jeune femme libanaise violée par son cousin à l’âge de 6 ans et
menacée de mort par ce dernier. Elle y dénonce le manque d’espace d’écoute des femmes victimes de viol.
Ilhan Omar menacée de mort.
La député démocrate américaine, Ilhan Omar, a dénoncé lors d’une conférence de presse le mardi 30 novembre, les propos insoutenables de Lauren Boebert, une élue républicaine. Cette dernière sous entend qu’Omar est une terroriste. Depuis, Omar reçoit des menaces de mort.Mohamed Aboutrika, homophobe?
L’ancien international égyptien et consultant pour la chaîne BeIn Sports a été épinglé après ses sorties homophobes. Invité à s’exprimer sur une action inclusive de la Premier League, il a déclaré: «C'est une sexualité contre-nature et une idéologie dangereuse. Il faut éduquer les enfants et se dresser contre ce phénomène.» La chaîne s’est, depuis, désolidarisée des propos du joueur.
Couscousgate, un tournant inattendu des tensions Maroc-Algérie.
Le ministre marocain de la Culture a exprimé le souhait de demander un «label» spécifique pour inscrire le couscous marocain comme patrimoine immatériel de l’Unesco, «pour mettre fin au débat sur la question de savoir si le couscous est marocain ou tunisien». Évitant de mentionner l’Algérie. Pourtant les deux pays, avec la Tunisie et la Mauritanie, avait convenu en 2019 d’une candidature commune, vantant le couscous comme «un élément du patrimoine culturel immatériel caractéristique de toutes des pays de l’Afrique du Nord».
La France submergée par l'immigration?
Un article du quotidien américain pointe du doigt un décalage saisissant. Si l’immigration est vue comme étant hors de contrôle par les différents candidats à la présidentielle, la France reste le pays qui accueille le moins d’immigrés, comparé à ses voisins. Et que finalement, la proportion d’immigrés sur son sol reste moindre. Pourtant à entendre certains, la France serait submergée par l’immigration.
La France vend 80 rafales aux Émirats arabes unis.
Emmanuel Macron, en déplacement à Dubaï, a annoncé la signature d’un contrat sur la vente de 80 rafales aux Émirats arabes unis. Ces dernières années, Paris a été critiquée car certaines de ces armes ont été utilisées dans le conflit au Yémen, où l’Arabie saoudite et ses alliés sont soupçonnés de crimes de guerre contre la population.
👀 Previously sur Arabia Vox…
Hier se tenait le deuxième numéro du Kahwa Book Club, toujours à @ardi.concept.store. Encore merci à toutes les personnes qui ont fait le déplacement. C’était si chouette et inspirant. Pour rappel, le thème était l’exil en poésie. On remercie nos deux invités d’honneur, notre chère Neïla Romeyssa de @commun.exil, qui nous a fait l’honneur de participer à notre précédente newsletter, et à la poétesse et auteure-compositrice-interprète, Nawel Ben Kraiem, qui a sorti son premier recueil de poèmes, J’abrite un secret (éditions Bruno Doucey). Restez connectés pour l’annonce du KBC3. 👀📚
☎️C’est le grand retour d’un format qu’on adore particulièrement chez Arabia Vox: Taxiphone. Le principe est simple: chaque mois, on vous partage une histoire, une anecdote, une expérience, autour de votre arabité. Cette fois-ci, c’est Myriam qui nous raconte le jour où elle est resté bloquée au Maroc. Pour participer, envoyez-nous en note vocale votre histoire à arabia.vox@gmail.com. Et on s’occupe du reste 😉
Pour le deuxième mois consécutif, Sarra Riahi dissèque pour nous un concept dans AV League. Cette fois-ci, elle s’intéresse à la notion d’espace tiers. Et c’est ultra intéressant! 🎓
Du côté des Haja le Top, deux artistes. La première, la chanteuse iconique rnb française par exemple, Amel Bent. Le deuxième, un rappeur français d’origine kabyle prolifique, Rilès (sérieux, est-ce qu’il dort?) 🎶
Pour rappel, la famille des podcasts d’Arabia Vox s’est agrandie. Notre nouveau bébé, c’est Allô 213, présenté par Donia Ismail. Tout les mois, on part à la rencontre d’un spécialiste pour répondre à une question sur l’Algérie. Pour le premier épisode, déjà disponible sur toutes les plateformes, on revient sur l’histoire et la symbolique du drapeau algérien. Si vous avez des questions sur le plus grand pays d’Afrique, écrivez-nous à arabia.vox@gmail.com ou sur Instagram. Restez à l’affût pour le deuxième épisode. 🇩🇿
L’Arab Cup 2021 a débuté depuis le 30 novembre. Notre merveilleuse Nour suivra pour Arabia Vox quotidiennement cette compétition et nous a rappelé tout ce qu’il y a à savoir sous ce post. ⚽️