La réappropriation du récit par le "je".
Avant de commencer, on tenait à vous remercier pour la force et le soutien qu’a reçu 3ala Belek? pour son tout premier envoi. On ne s’y attendait pas. Ça nous a fait chaud au cœur. Alors mille mercis. 💌💜
Il fallait pour ce numéro 2, revenir avec un thème fort. Un thème qui nous inspire, qui nous pousse à continuer, chaque jour, à bosser. Et surtout, qui nous rapproche. Celui de s’approprier nos histoires, notre narration. De nous raconter, nous et nos expériences, nos vécus, ce qui nous unis, nous différencie. Ce qui fait de nous, nous. Il y a eu le temps du eux. Aujourd’hui, c’est le je qui prend de plus en plus de place dans les œuvres cinématographiques, littéraires et artistiques.
La parole est politique. Elle l’a toujours été, ce n’est pas nouveau, vous nous direz. L’image que l’on renvoie, celle dépeinte à la télévision, dans la presse, est politique. Son impact sur nos vies est réel et dangereux. Longtemps, les communautés arabes ont été stigmatisées. On vous en a déjà parlé à plusieurs reprises sur Arabia Vox -Aïcha, on n’oublie pas. Lassés de n’être qu’une masse homogène aux yeux des dominants, ils ont été nombreux à se lever, à se réapproprier leur narration. Plus facile à dire qu’à faire, quand l’accès aux sphères les plus hautes nous a longtemps été nié. Ils ont été plusieurs à s’y frotter. Ils nous ont ouvert la voie. On pense à Kaoutar Harchi, Lina Soualem, Mounia Meddour, Sofia Djama, RimK, Tunisiano et plein d’autres qui, quotidiennement, imposent nos histoires en Hexagone. On pense surtout, aux films, aux livres qui nous ont permis de s’identifier, de nous voir à l’écran, ou entre les lignes. Ils nous visibilisent, nous et nos vécus, nous inclus à la conversation.
Car finalement, se réapproprier sa parole, sa narration, c’est se libérer des carcans imposés par autrui. C’est montrer notre complexité.
Dans une chronique intime et touchante, Sarra nous raconte comment elle a décidé, un jour, de prendre sa plume et d’enfin dire je. Racha Baraka poursuit sur cette lancée dans un poème révolutionnaire, où elle réclame sa narration.
Bonne lecture💌
Un édito de Donia Ismail, rédactrice en cheffe adjointe d’Arabia Vox.
✍️ L’humeur de Sarra
Un jour j’ai dis je.
Septembre 2018. J’ai commencé une licence aux Pays-Bas. J’assiste à la conférence qui introduit le cours à venir. J'étais plutôt enjouée, il portait sur la pluralité et le multiculturalisme en Europe. Franco-tunisienne, j’y allais en me sentant concernée. Et là, stupeur. La conférencière parle d’une “nouvelle Europe” et de “migrants musulmans”.
Maman est arrivée en France à 4 ans, papa à 30 ans. Ces exilés ne venaient pas de nul part. L’Europe n’y était pas pour rien. Ma France, elle, avait colonisé, déstabilisé leur Tunisie natale. Nos grands parents, ceux que l’on appelle les chibanis, ont construit et reconstruit cette Europe. Ceux avant eux, avaient connu l’Europe, à coups d’une domination économique, politique et sociale de plus d’un siècle.
Alors l’Europe ne m’est pas nouvelle, les miens l’ont connue avant moi. Enfant d’immigrés, je sais et vis la continuité de ces violences passées. Cette continuité dans la violence, ce cours la passait sous silence. Alors ce jour de septembre 2018, je me demande pourquoi mon cœur bat si vite, pourquoi les larmes me montent. Étais-je démente ?
Je regarde autour de moi, je scanne les réactions. Dans la salle, personne ne bronche. La jeunesse à majorité blanche et très privilégiée est intéressée. Je croise le regard de mon amie Jaimie, néerlandaise congolaise, elle aussi a les larmes aux yeux. Ce cours faisait fis de l’histoire politique de nos exiles. Ils nous racontaient comme des gens arrivés de nul part. Les mots de Kery James valsaient dans ma tête: “Nous les Arabes et les Noirs, on est pas là par hasard, toute arrivée a son départ".
Pendant une heure, j’ai en tête nos histoires coloniales et postcoloniales. Je vois les corps, les coûts éprouvés, les êtres humiliés, les familles disloquées et les dignités souillées. À la pause, je prends mon sac et je me barre. Je ne me suis pas reconnue dans leur miroir. Ils pensaient théorique quand je voyais le physique. Et j’ai compris que parfois leur récit n'était pas mieux que leur silence. Parce que ma réalité physique baigne mes mots et forme mon propos. Alors j’ai décidé d'écrire.
Un jour en stress, je cours chez le dentiste. Je reçois le devis. Les larmes me montent. Je culpabilise, c'était un coup de trop. Je rentre et je prends mon stylo. Bodies sera ma première publication. J’y faisais un constat amer.
Mon corps me rappelait mon statut socio-économique quand moi je m'acharnais à l’oublier. Mon corps était la réalité de l'inégalité. Le politique dans mon intimité.
Après cela, j’ai commencé à dire cette actualité politique à grands coups de je.
Me situer en tant que je ne m'était pourtant pas aisée. Comment dire je dans une société voyant en moi une communauté, l'étendard d’une minorité ? Comment dire je quand on est un de ces autres? Je crois que dire je relève d'une nécessité. Parce qu'on fait communauté par nos destins liés, mais que nul ne peut faire fis de nos individualités.
Dans l’amour aussi je me suis vue me dicter mon rôle. Parce que les relations humaines sont aussi des relations de pouvoir. J’avais 18 ans, lui 24. Je suis maghrébine, française, de classe moyenne. Lui belge, blanc, et bourgeois. Il me disait que ma hargne n'était que symptomatique de mon âge. Mon cri est pourtant né d’une condition, non d’une jouissance intellectuelle. Il venait m'expliquer pourquoi il fallait que je me calme. Il criait que le racisme n'était pas, que lui il m’aimait, qu’il ne voyait pas ma couleur, et que je devrais en faire de même. C'était encore une de ces conversations où ma voix n'était pas écoutée. Et où, sous le coup de la violence de ses dires, les mots m'avaient manqué. Je rentre du travail, comme assommée. Puis je réalise la violence. C’était indigeste. Alors j’ai pris mon téléphone pour couper le monologue. Je lui ai dis je:
“C’est pour ça que je préfère t’écrire peut-être. Parce que là seulement je peux me défaire de notre rapport inégal. Ton emprise reste sur le pas de la maison des mots. Parce que quand j’écris, m’écris, ou écris ta personne, alors je ne te suis plus subordonnée. Parce que tu ne peux pas avoir de pouvoir quand je narre le récit.”
Parce que mon vécu et mes expériences ne se délèguent pas. Alors il en va de même de mon récit.
Parce qu'à force de me voir me raconter mon histoire, j’en suis comme dépossédée. Parce que cela devient humainement et médiatiquement indigeste.
Comme un pote qui me présente toujours mal. Je pète un câble. Je prends le micro et je me présente moi même. Je me raconte en mes termes. Je dis la vie ingérée, digérée. Pas l'expérience mais sa progéniture, ce qu' elle enfante ou n’enfante pas. A coups de je, je raconte mon histoire. Elle est de celles qu’on ne dit pas.
Alors j’ai dis je. Pour les je passés sous silence, pour moi maintenant et pour la postérité. Pour qu’il n’y ait pas de fleurs quand on parle de racisme, de sexisme, de rapports de forces sociaux et économiques, pour qu’on ne polisse plus les vécus tragiques et violences systémiques. Pour que l’on ne romance pas les plaies, le sang, et les pleurs des je qui subissent. Se raconter c’est prendre sa place. Alors j’ai pris la mienne. J’ai dis je comme un miroir. Pour qu’autrui puisse s’y voir. J’ai dis je comme on dirait “regarde moi, et tiens la face”.
Sarra, contributrice pour Arabia Vox
🖍La carte blanche de Racha Baraka
Je suis
Des chuchotements nuageux se font entendre, sans qu’aucuns mots distincts ne puissent s’en échapper.
Le temps d’un interlude, les langues se froissent, s’entremêlent dans ce brouhaha de sifflements.
« Tu es ... » se dérobe alors de leurs emprises et me parvient en un écho froid, détaché mais se voulant intimidant.
« Je suis quoi ? » je demande. L’intermède touche à sa fin. Ils ne se murent plus derrière des murmures, ils se manifestent.
« TU N’ES PAS… » me coupent-ils dans un impératif peu clément. Défilent sous mes yeux, leurs mots tranchants comme un sabre bien aiguisé dans l’attente de ma condamnation. Devant mon silence, leurs injonctions montent en crescendo jusqu’à atteindre le paroxysme de leur fatuité. Leurs présomptions se raidissent comme les barreaux d’une cage dans laquelle il voudrait m’y voir confinée. Armés de leurs argots, ils dessinent mes contours, définissent mes courbes, débattent de mon être et de mes ancêtres. Ils me mâchent et me recrachent. De fil en aiguilles, ils tissent les mensonges d’une fiction qui porte mon nom.
« Je suis quoi ? » je souffle épuisée. Alors que leurs convictions s’érigent comme un mur de vérités, mes sens sont soudainement accaparés par le titillement d’un mouvement souterrain. On me susurre à l’oreille des contes familiers dans une langue maternelle, millénaire. Je l’entends. Je la comprends.
« Je suis quoi ? » je reprends dans un élan :
« Je suis indéfinissable
Je suis l’auteure de mon histoire,
Je suis la première personne de mon récit.
Et je suis, comme un kaléidoscope dont les facettes ne sauraient refléter l’obscurité de vos esprits. »
Racha Baraka, journaliste et contributrice pour Arabia Vox
Pour aller plus loin 🔍
Le documentaire génialissime d’Amandine Gay, Ouvrir la Voix.
Leur Algérie, le documentaire poignant de Lina Soualem
Comme nous existons (ed. Actes Sud), de Kaoutar Harchi
Le premier film de Sofia Djama, Les Bienheureux.
Les photographies de Mous Lamrabat.
🗞 Akhbar, les informations à ne pas manquer
Mohamed Salah enseigné à l'école : Selon le média Masrawy, les élèves de primaire et de secondaire vont étudier le parcours de la star de Liverpool, Mohamed Salah, dans leurs cours d’anglais.
L’Algérie ne passera plus par le Maroc pour exporter le gaz en Espagne: Suite à la décision d’Alger d’abandonner le pipeline utilisé actuellement et qui transite par le Maroc, les livraisons de gaz algérien à l’Espagne se feront exclusivement via la gazoduc sous-marin Medgaz. Une nouvelle mesure qui intervient après que les relations diplomatiques entre les deux pays soient rompues depuis fin août.
Algérie : Disparition progressive du français ? Le ministère de la Formation professionnelle et celui de la Jeunesse et des sports imposent désormais l’usage exclusif de l’arabe dans leur documentation officielle et dans tout leur fonctionnement.
Tunisie : Nessma TV n’émettra plus. Créée par l’homme d’affaires Nabil Karoui, la chaine de télévision Nessma TV n’émettra plus. La Haute Autorité de l’audiovisuel tunisien a annoncé mercredi 27 octobre sa fermeture. Elle aurait diffusé ses programmes de façon illégale et sans licence. Son arrêt serait entre autres dû à des “suspicions de corruption financière et administratives”.
Coup d’État au Soudan: Suite à de nombreuses tensions dans le pays, l’armée a renversée les autorités de transition. Après avoir été arrêté, le Premier ministre Abdallah Hamdok a été reconduit chez lui sous étroite surveillance.
👀 Previously sur Arabia Vox…
Ce samedi 6 novembre aura lieu notre tout premier événement physique: le Kahwa Book Club (on est grave émus), chez @ardi.concept.store. Le KBC est complet (c’est fou). Merci pour vos retours et votre force! Restez à l’affût pour l’annonce de la deuxième édition. 📚
Notre Nour nationale nous a concocté une playlist à la sauce égyptienne pour bien chialer, dès lundi matin. On la remercie. À écouter avec une boîte de mouchoirs à proximité. 🎧
Racha, elle, était en mode mariages algériens. Deux salles, deux ambiances. Le résultat? Une playlist parfaite pour danser, se déhancher (les mariages, ça manque purée). 🎧
Du côté des Haja le Top, deux artistes. La première, que l’on ne présente plus, Wallen, icône du RnB français. Le deuxième, Nassif Zeytoun, prodige syrien. 🎶
🚨 Alerte nouveauté. On vous dévoile notre tout nouveau format, rédigé par Sarra Riahi: AV League. Chaque mois, elle dissèquera un concept, un mot ou une œuvre. Le premier était consacré à l’orientalisme.
Cette semaine, c’était le grand retour de l’Écran, pour une saison 2 (yay!). Dans ce nouvel épisode, on vous parle des représentations des musulmans dans les séries et films américains. Et comment dire… C’est dramatique. 📺
Lundi 25 octobre, l’armée soudanaise s’empare du pouvoir en emprisonnant les dirigeants civils et actant la dissolution des organes de transitions. Dans la rues, les Soudanais protestent contre ce coup d’État. On en parle dans l’Œil d’Arabia Vox.
Arabia Vox est un média indépendant. Pour avancer, pour vous proposer encore plus de formats, d’événements et de sujets, nous avons besoin de vous. Alors, si vous voulez nous soutenir, on vous a partagé quelques tips (et c’est gratuit). 💜