La décennie noire racontée par les Algériens 🇩🇿
Il y a des dates que l’on ne peut oublier, des dates anniversaires que l’on se doit de rappeler, à l’infini. Le 26 décembre est l’une d’entre elles. C’était il y a trente ans tout rond, en 1991. Les Algériens sont appelés à voter pour les élections législatives. Le résultat n’est pas celui attendu par le parti au pouvoir depuis l’indépendance du pays en 1962, le Front de libération nationale (FLN). Lors du premier tour, le Front islamique de salut (FIS) arrive en tête avec 48% des votes. Un contrôle important du Parlement par les islamises devient alors inévitable. Séisme. Personne ne l’avait vu venir. Personne n’y croit. Quelques semaines plus tard, sous le coup de force de l’armée, le gouvernement annule les élections et le président de l’époque, Chadli Bendjedid, se voit pousser vers la sortie. Le FIS est alors interdit, ses membres arrêtés. En réaction, des groupes de guérillas islamistes émergent et s’attaquent d’abord aux policiers, puis aux civils. Le pays s’enlise dans un chaos, que certains appellent la décennie noire, de dix ans au bilan lourd: entre 60 000 et 150 000 morts, un million de personnes déplacées, des dizaines de milliers d’exilés ainsi que des milliers de disparus forcés. L’élection d’Abdelaziz Bouteflika et sa loi sur l’amnistie des groupes terroristes en 1999 signent la fin de cette décennie noire.
Il fallait en parler. Chaque famille algérienne a ressenti, à un moment donné, le terrible coup de ce conflit. Dans sa chair à elle, ou dans celle de ses voisins. Ces années ont été éprouvantes, sanguinaires. Pour beaucoup, elles ont poussé à l’exil, car la vie devenait trop dangereuse au pays. C’est dans les récits de nos aînés que l’on comprend le chaos, la peur au ventre, les explosions quotidiennes, l’anarchie dans les rues.
C’est une newsletter différente que l’on vous propose aujourd’hui. Pas de chronique ou de poèmes. Mais deux témoignages. Ceux de Nasser Bouiche, médecin à Alger pendant la décennie noire, et Akila. Car leurs mots et leurs expériences sont plus frappants que nos plumes.
Bonne lecture💌
Un édito de Donia Ismail, rédactrice en cheffe adjointe d’Arabia Vox.
💬 Témoignage de Nasser Bouiche
«Tout a commencé le 5 octobre 1988. À l’époque, j’étais interne à Alger, plus exactement près de la faculté de médecine. D’un seul coup, on entend des coups de feu, des manifestations, des gens qui crient de partout, des lacrymogènes. Je m’apprêtais à prendre le Grand Boulevard quand j’ai vu la panique. C’était un brouillard de lacrymogène, j’ai eu du mal à arriver chez mon oncle, à Hydra. La police est sortie et en moins de 24h, il y a eu l’État de siège. L’armée est sortie dans les rues, a bloqué tous les ronds-points, les ruelles, et a imposé le couvre-feu. Le Président n’avait plus le contrôle de l’État. Il ne savait pas ce qui se passait, ni qui était derrière ce mouvement. Aujourd’hui, on sait que personne n’était derrière ce mouvement: c’était juste le peuple qui en avait ras le bol parce qu’on avait atteint un degré de corruption inimaginable. Le pays avait les caisses pleines et rien ne revenait au peuple. On ne mangeait que des tomates en conserve, du pain, de la semoule, de l’huile… il y avait une pénurie de tous les produits alimentaires. Les gens ne parlaient pas de politique. Les seuls qui en parlaient un peu, c'étaient les Kabyles. Tous les partis vivaient en clandestinité: le FFS (Front des Forces socialistes), le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie), il y avait également le FIS (Front islamique salut) mais sous un autre nom.»
«C’est quelques années plus tard, pendant la décennie noire, qu’a été créée l’expression ‘Qui tue qui ?’. On ne savait plus qui tuait qui. Il y avait des civils qui étaient assassinés, des militaires aussi. L’armée disait, «ce sont les islamistes», les islamistes disent «c’est l’armée». Le peuple, lui, avait peur. Quand la journée se termine, tu disais «Alhamdoulillah, il ne s’est rien passé». L'événement le plus important, je l’ai vécu avec ma femme. On sortait de l’hôpital Mustapha, on attendait pour prendre un taxi pour aller chez elle, à Bab El Oued. Quelques instants après, on entend une déflagration énorme. C’était la première bombe, une voiture piégée, contre le commissariat central d’Alger. Une voiture pleine d'explosifs a foncé sur le commissariat. Il y a eu des centaines de morts, des personnes que l’on connaissait personnellement. Nous on était au bout de la rue.»
Je m’en souviens comme aujourd’hui. On était au bout de la rue et on voyait des gens plein de sang, des personnes qui portaient d’autres victimes blessées, des voitures qui transportaient des corps. C'était choquant.
«Une autre fois, j’étais de garde à l’hôpital Maillot. Il y avait eu une bombe pendant le Ramadan. C’était dans les hauteurs de la capitale, à Djebel Koukou. Ils ont mis une bombe dans un café. Ils savaient que pendant le Ramadan, juste après l’adhan, les gens s’y retrouvaient. Il y a eu plein de morts. À l’hôpital, ils nous ont demandé de faire le constat de décès des cadavres. On essayait de retrouver quel corps allait avec quelle tête, quelle tête allait avec quel corps…»
Quand tu sors le matin, tu te dis ‘J’espère que le soir je rentrerais chez moi’. On est arrivés au stade où tu ne dis plus bonjour à ton voisin car il peut être un terroriste et que peut-être, le soir, il te flinguera. À la tombée de la nuit, personne n’ouvrait la porte. Des personnes disparaissaient. Ils arrivent, ils entrent dans une maison, ils prennent des gens et personne ne sait où ils les ont emmenés, ni ce qu’ils en ont fait. Jusqu’à ce que quelqu’un te dise qu’un tel a disparu et que la police l’a emmené hier soir.
«On dit la police mais on ne sait pas vraiment si c’est la police. Le soir, il y avait le couvre-feu. À partir d’une certaine heure, tu ne pouvais plus circuler. C’était la terreur. Et les islamistes ont bien fait leur boulot parce qu’ils n’avaient pas besoin de faire une campagne électorale, la campagne électorale se faisait déjà dans les mosquées, tous les jours. Les gens étaient un peu naïfs. Pour eux, un homme religieux ne vole pas, ne triche pas. Il y avait une de mes tantes qui avait ses deux frères qui ont rejoint les islamistes.»
«Cette période, j’en garde encore des séquelles. Je me souviens quand j’étais en première année de spécialité, il y avait un jeune militaire, victime de l’explosion d’une bombe. Il a eu un traumatisme du rachis et il est devenu paraplégique. Il était conscient et il pouvait parler sans problème. Ce jeune, je commençais à l’adorer. J’étais pressé d’aller à l’hôpital le voir. Un jour, il a fait un arrêt cardiaque. Son visage, je le garde à ce jour dans ma tête… Et il y avait un autre, un beau jeune homme assez costaud, habillé d’une façon élégante. Il a été victime d’une explosion à Bab El Oued. À cause de cette explosion, sa jambe a pété. C’était moi qui m’occupais de lui. On était aux urgences et au lieu de me dire ‘Faite attention à ma jambe !’, il me disait ‘Faites attention aux baskets !’ Ça m’a fait rire. Il était tellement choqué qu’il ne remarquait pas la gravité de sa blessure. On l’a hospitalisé en orthopédie. Sa convalescence a duré des années. C’était un adorable jeune homme. Qu’est ce qu’il a rigolé quand on lui a raconté cette histoire de basket.»
«Ce sont les femmes qui ont souffert plus que les hommes. Parce que les islamistes n’avaient pas beaucoup de choses à reprocher aux hommes. Les hommes, personne ne venaient leur dire ‘Est-ce que tu fais la prière ?’. Mais une femme ne pouvait pas sortir, aller au restaurant, au cinéma.»
«On est arrivé à un stade où on se dit, si c’est vraiment ça la religion et bien on en a marre. Moi je n’étais pas très pratiquant, mais ma femme. Ça a développé en nous ce sentiment de ne pas aimer la religion. On a aussi détesté l’armée. J’ai détesté l’armée. Alors que quand j’étais plus jeune, je voulais m’engager. Mais après avoir vu ça, je me suis dit ‘jamais de la vie’.»
«Ce qui m’a fait partir, c’est que je me disais… on n’a pas notre place là-bas. C’était un ensemble d’événements. D’abord il y avait le terrorisme, puis ils ont tué le président Mohamed Boudiaf, l’État d’urgence, on n’avait pas de gouvernement, on n’arrivait pas à organiser d’élection présidentielle. Et puis surtout, il y avait le côté professionnel. J’avais vraiment envie de rester en Algérie. Mais il y avait trop de pistons, El maârifa (les connaissances). Je viens d’une famille de paysans. Donc j’en avais ras le bol, c’est pour ça que je suis venu. J’ai immigré en France avec l’idée de repartir un jour en Algérie. Mais après, quand ma femme m’a rejoint, on a décidé autrement… Le peuple algérien mérite de vivre mieux que ça. Il a fait beaucoup de sacrifices. La guerre de libération, la décennie noire, le terrorisme, la mafia économico-politique… C’est un peuple qui mérite de vivre mieux que ça.»
Propos recueillis par Mélissa Bouiche, membre de Récits d’Algérie
💬 Témoignage de Akila
«Un après-midi, mon frère avait raccompagné ma mère en voiture après son séjour à Skikda. Alors qu'ils étaient en route, la circulation commençait à ralentir jusqu'à ce que la route se retrouve complètement bloquée. Il ne lui a pas fallu longtemps pour comprendre qu'un groupe de terroristes était responsable de ce chaos. Des hommes masqués forçaient des familles à descendre de leur voiture pour les vandaliser et les battre avec une agressivité inouïe. Mon frère voyait certains se faire traîner par terre jusqu'à qu'ils disparaissaient complètement de son champ de vision. Les cris et pleurs d'enfants et de femmes se faisaient entendre. Ma mère était paralysée de peur. Deux hommes s'approchent de sa voiture et s'apprêtent à leur réserver la même fatalité jusqu'à ce qu'un des deux terroristes reconnaisse mon frère et décide de les épargner. Il s'avère qu'un des deux terroristes avait été dans la même classe que mon frère. Ils lui ont pris tout l'argent qu'ils pouvaient et sont partis.
On avait aussi appris qu’un de nos voisins collaborait secrètement avec des terroristes. Un jour, ils sont entrés de force chez lui et lui ont tiré dessus devant sa femme et son enfant. Ils ont pris son corps et personne ne sait ce qu'il lui est arrivé par la suite.»
Propos recueillis par Racha Baraka, journaliste chez Arabia Vox
🖍La carte blanche de Yanis Ratbi
Soleil Bafoué de Tahar Djaout
J'invoque encore la débâcle des Aurores
J'invoque encore à la dérive des dernières Iles-refuges
J'invoque à l'orée de toutes les plaies
le soleil bafoué
déchiqueté dans une odeur de vague
Et accroché aux derniers sanglots
des cithares qui se sont tues
J'invoque pour me désabuser
Oh quel cauchemar
J'ai rêvé que Sénac est mort
tous les chants caniculaire
annonciateurs d'un Feu possible
Faut-il avec nos dernières larmes bues
oublier toutes les terres de soleil
ou personne n'aurait honte de nommer sa mère
et de chanter sa foi profonde
oublier oh oublier
oublier jusqu'au sourire abyssal de Sénac
Ici gît le Corpoème
foudroyé dans sa marche
vers la vague purificatrice
fermente l'invincible semence
des appels à l'Aurore grandit dans sa démesure
Sénac tonsure anachronique de prêtre solaire le temple
édifié dans sa commune passion du poète du paria
et de l'homme annuité réclamant un soleil.
Pour aller plus loin 🔍
Le film de Mounia Meddour, Papicha (2019)
Le film de Merzak Allaouache, Le Repenti (2013)
L’épisode 2 de la série de podcast, La fabrique de l’Histoire, série : L’Algérie, naissance d’une passion d’une nation (France Culture)
Le livre, La décennie noire : Algérie : 1991 - 1999, de Hassiba Baci (ed. Atramenta)
Le documentaire Algérie 1988-2000, autopsie d’une tragédie de Malik Aït-Aoudia et Séverine Labat.
Pour comprendre ce qu’il se passait, l’article du Monde diplomatique, Mémoire interdite en Algérie, de Pierre Daum (2017)
Le film de Sofia Djama, Les Bienheureux (ouais, on le remet encore).
Le Collectif des familles de disparus en Algérie, présidé par Nassera Dutour.
Le #Mansinach sur Twitter qui compile des souvenirs de la décennie noire, partagés par les Algériens.
🗞 Akhbar, les informations à ne pas manquer
Un blogueur condamné à 5 ans de prison en Égypte.
Lundi 20 décembre, Alaa Abd El-Fattah a été condamné à cinq ans de prison pour «diffusion de fausses informations». Le programmateur informatique et militant de gauche de 40 ans était devenu une icône de la révolution de 2011. Sa condamnation a été prononcée par la Cour de sûreté pour un tweet dénonçant la mort d’un détenu sous la torture.
Ouverture d’archives sur la Guerre d’Algérie.
Jeudi 23 décembre, la France a ouvert ses archives sur les affaires judiciaires et aux enquêtes de police durant la Guerre d’Algérie. Non consultable depuis 75 ans, Emmanuel Macron a promis d’aider les historiens à éclairer les zones d’ombre en ce qui concerne cette histoire.
L’ancien président tunisien condamné à 5 ans de prison.
Mercredi 22 décembre, Moncef Marzouki, ancien président tunisien résidant à Paris, a été condamné à cinq ans de prison. Cette condamnation intervient suite à des propos qu’a tenu l’ancien raïs «allant à l’encontre de la sûreté de l’État et nuisant aux intérêts de la Tunisie à l’étranger». Moncef Marzouki parlait de «putsch» et de «la dictature et la tyrannie» en référence au régime d’exception de l'actuel président Kaïs Saïed.
Adham Nabulsi met fin à sa carrière.
Révélé par l’édition de 2013 de l’émission The X Factor, Adham Nabulsi décide de se retirer du monde de la musique. Une décision annoncée sur ces réseaux sociaux où il écrit «l'objectif est d’adorer Dieu et d’obéir à ses commandements, et au cours de ma carrière actuelle, je ne vois pas cela se produire».
La neige tombe en Égypte depuis dix ans.
Sur les réseaux sociaux, les Égyptiens partagent des images du Mont Sinaï et d’Alexandrie sous la neige. Lundi 20 décembre, la ville côtière a vu de fortes chutes de neige accompagnées d’orages. Des images rares. Ce qui rappelle le Caire en 2013, où la neige était tombée pour la première fois depuis un siècle.
👀 Previously sur Arabia Vox…
Le 11 décembre a eu lieu notre deuxième Kahwa Book Club. C’était un si chouette moment, en compagnie de Nawel Ben Kraïem et Neïla Romeyssa. Merci encore à toutes les personnes qui sont venues 🤍 On vous annonce le KBC de janvier dans quelques jours. Restez connectés 😚📚👀
Donia vous a concocté une playlist 100% RnB des années 2000. Et franchement, on l’écoute depuis en boucle! 🎧
Du côté des Haja le Top, deux artistes. Le premier, que l’on ne présente plus, Médine, icône du rap français. La deuxième, Dalia, un talent saoudien. 🎶
Allô 213 revient avec un deuxième épisode! Cette fois-ci, on vous propose de revenir sur l’une des plus grandes rivalités du football arabe : l’Algérie vs l’Égypte. Violences physiques et insultes qui fusent, les matchs entre les Fennecs et les Pharaons ont été le théâtre d’une crispation entre les deux peuples. On en parle avec le journaliste sportif, Nabil Djellit. 🇩🇿
Arabia Vox est un média indépendant. Pour avancer, pour vous proposer encore plus de formats, d’événements et de sujets, nous avons besoin de vous. Alors, si vous voulez nous soutenir, on vous a partagé quelques tips (et c’est gratuit). 💜
Et pour finir, toute l’équipe d’Arabia Vox vous souhaite de joyeuses fêtes. Prenez soin de vous et de vos proches, faites attention, faites vous tester. Restez safe 💚 On se revoit en 2022! On tente la vanne, à l’année prochaine! ✨